Numa Hambursin
Juin 2017
Les tensions et les failles de l'espace avaient pour cet homme aussi peu de relief que celles du temps. Giotto et le sculpteur anonyme d'un archipel perdu au milieu du Pacifique étaient ses contemporains et voisins, au même titre que Germaine Richier et Combas. Il n'avait pas besoin de s'inspirer de leur vocabulaire puisque finalement il parlait la même langue. Les frontières administratives avaient à ses yeux aussi peu de consistance que les chronologies scolaires dans lesquels se succèdent les mouvements artistiques, au mépris de la chair et de l'âme des œuvres. On pourrait rapprocher son état d'esprit de celui de Malraux, si les agissements de l'aventurier avaient fait preuve des vertus de ses écrits. Il vécut en un siècle qui connut nombre de murs érigés et nombre de murs balayés, si bien que Rostropovitch était une part de lui-même, comme Mandela et Angela Davis occupant une place maîtresse dans la Kijnosphère. Lorsque Kijno part à la rencontre des aborigènes d'Australie, il n'est ni touriste ni ethnographe, il ne court pas derrière le folklore ou l'aventure, il ne cherche pas la photo-souvenir ou le dépaysement, il croise tout simplement ses semblables.
Le plus étrange dans tout ça, c'est que le corps de Kijno a commencé par trahir ses aspirations. Jeune homme tuberculeux, il dut multiplier les séjours en sanatorium et devenir un voyageur immobile, grâce à la littérature et la philosophie. Il n'est pas le seul, c'est dans un décor semblable que Gala et Eluard se rencontrèrent. Kijno parvint à dompter la maladie, il épousa Malou, une muse qui le rapprochait des airs, et entreprit de découvrir ce monde qu'il avait imaginé. On peut être tristement casanier et avoir la bougeotte. Partir aux Seychelles, à Cuba, à Saint-Domingue ou à Bali, pour se parquer dans des hôtels où vous ne croiserez que vos compatriotes. Un peu de plage, un peu de piscine, un peu de musique, une pincée de visite culturelle pour justifier les douze heures d'avion, quelques cocktails de bienvenue et d'adieu, emballez c'est pesé. On peut courir les foires d'art contemporain aux quatre coins du globe, Bâle, Miami, Chicago, Londres, Dubaï, Hong-Kong, et n'y rencontrer toujours que les mêmes collectionneurs, les mêmes galeristes, les mêmes artistes, les mêmes curateurs. On peut séjourner à Venise sans être transpercé par le souffle de la lagune et de Bellini, on peut se rendre aux Marquises sans croiser Melville et Gauguin, on peut traverser le Lough Cullin sans songer aux monstres qui hantent ses eaux sombres. On peut éternellement survoler le vaste monde. N'est pas Hemingway qui veut, un fusil dans la main gauche, un Daïquiri dans la droite. Mais on peut aussi s'inspirer de Kijno, penser le voyage comme une errance métaphysique, accepter d'être le vagabond qui se laisse aspirer, et puiser dans l'ailleurs ce qui vous dévore à l'intérieur.