Catalogue raisonné KIJNO

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Numa Hambursin

Numa Hambursin

Texte lu lors du dernier hommage rendu à Malou Kijno, le vendredi 13 mars 2020 à Paris :

Tous les matins où je me lève à Clapiers, la première chose que je vois, face à mon lit, c’est un tableau de Kijno, un Bouddha, qu’il offrit pour la naissance de mon fils Galien. Il a un fond noir et des explosions de blanc en chutes d’eau, de jaune, de rouge et de bleu en étoiles. En bas à gauche, Kijno a écrit « Bouddha, sérénité, pour Galien ». Ce tableau, je le connais par cœur, je pourrais le recomposer de mémoire, les gouttelettes, ses harmonies et ses petits défauts que j’aime, comme je pourrais le faire du visage de mon fils, les grains de beauté, ses harmonies et ses petits défauts que j’aime. Douze ans, l’âge de Galien, que ce tableau est face à mon lit, qu’il n’a jamais bougé, contrairement à tous les autres. Je ne m’en suis jamais lassé, je ne l’ai jamais épuisé. J’ai aimé Ladislas comme un maître et Malou comme un membre de ma famille. Pourtant, je l’ai tellement moins connue que nombre d’entre vous. Mais elle était cette présence rassurante, à près de mille kilomètres de moi, qui veillait discrètement sur ma vie et me permettait de croire, par le simple fait qu’elle existait, que le monde n’est pas si triste et laid que ça. 

Malou et Lad ont connu tant d’hommes de lettres fabuleux que je me sens idiot et penaud à parler d’elle. Il faudrait être un poète pour décrire cette fleur discrète et fidèle que l’on finit par oublier de regarder dans son jardin, tant elle nous est familière, et dont l’absence nous bouleverse, nous scandalise même, comme une insulte à l’harmonie de la vallée. Il faudrait être un conteur pour parler d’une vie d’aventures, en sauvant celles des autres, de combats, sociaux et artistiques, de voyages et de générosité. Il faudrait être un troubadour pour évoquer l’amour sublime avec Lad, la complicité d’une vie, cet amour dont nous rêvons tous, cet amour dont nous avons tous le droit d’être jaloux tant il n’est réservé qu’à de rares élus. Il faudrait être un moraliste pour dresser la liste de ses qualités humaines sans que celui qui ne l’a pas connue nous prenne pour un menteur. Il faudrait être sacrément philosophe pour ne pas croire qu’avec la disparition de Malou, c’est un monde qui s’évanouit, ou plutôt une manière d’être au monde, avec cette bienveillance et cette élégance qui tous les jours semblent nous abandonner un peu plus. Il faudrait être un petit garçon pour dire simplement le mélange de tendresse intimidée et de bonheur qu’elle me procurait quand elle prenait ma main dans les siennes, et que je ressentais cette énergie apaisante et chaude qui se diffusait dans mon corps par les veines. 

« Telle est la vie des hommes, écrivait Marcel Pagnol. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants ». Des enfants, Malou et Lad n’en ont pas eus. Et pourtant je suis persuadé que nous sommes plusieurs ici à nous sentir un peu comme tels, même si nous n’osons pas l’avouer par pudeur. Quand j’ai appris la mort de Malou, je me suis mis à pleurer, et mon esprit embué l’a confondue avec une autre vieille dame qui est partie alors que je ne comprenais pas encore ce que ces mots pouvaient signifier. J’ai revu les pierres sèches de la terrasse de Ménerbes où nous posions le thym et la lavande fraîchement coupés, le grand tilleul de mon enfance et le lavoir que nous remplissions d’eau glacée, ma grand-mère, si belle et noble, toujours joyeuse devant son petit-fils, malgré les soucis du corps, comme pour lui dire « Regarde la beauté du monde ! », j’ai entendu les histoires de Frédéric Mistral et d’Alphonse Daudet qu’elle me racontait en boucle, j’ai reconnu ce triste dimanche pluvieux à Montpellier où l’on m’a dit que je ne la reverrai plus jamais. Telle est la vie de chacun des hommes. 

Pourquoi ai-je été victime d’une telle confusion en pensant à Malou ? Il y a sans doute des femmes et des hommes dont l’humanité est si immense que leur disparition convoque en vous toutes les autres, qu’elle ranime en un instant les peines que vous avez amassées dans votre cœur depuis si longtemps. Malou possédait en elle cette essence nucléique d’humanité capable de raviver nos chers fantômes.

Le chagrin est souvent à sens unique, car nous ignorons comment honorer dignement la mémoire de ceux que nous avons aimés, nous ignorons ce qu’ils auraient voulu que l’on accomplisse après leur mort. Au moins, dans le cas de Malou, et en ce qui me concerne, la réponse est cette fois évidente. La peinture de Ladislas Kijno n’est pas à sa juste place dans l’histoire de l’art. Malou le savait, elle en souffrait, elle a consacré les dernières étincelles de sa vie à valoriser cette œuvre merveilleuse et considérable. Il nous appartient à tous de prendre son relai.

Combien de temps Malou aura-t-elle passé à écouter Lad au cours de ses monologues enflammés ? Puissent-ils désormais, tous les deux, échanger leurs silences.  

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Photos des bandeaux par Alkis Voliotis, voir les photos entières