Olivier Kaeppelin
Olivier Kaeppelin
Olivier Kaeppelin
Directeur de la Fondation Maeght
L’île de Pâques
J’ai rencontré Lad Kijno, une première fois, alors que nous fêtions la sortie de prison
d’un jeune homme, fils d’un de ses amis, que ses opinions politiques avaient conduit là. C’était à Antibes, derrière le château, il faisait un soleil éclatant.
Il y avait la mer et nous avons parlé de voyages. Lad, durant sa vie, accompagné de Malou, n’a cessé de voyager mais le second voyage où il m’emmena, si l’on en croit les apparences eut lieu dans un café, au pied de l’ancienne gare Montparnasse.
J’étais avec mon ami l’ethnologue Jean-Marie Gibbal, avec lequel j’avais fondé la revue EXIT. Il y avait, haut dans le ciel, en équilibre, sur la crête des toits, des ouvriers qui proposaient une enseigne lumineuse. Lad commença à parler de tableaux de Fernand Léger, en comparant la réalité que nous observions, les corps d’hommes, les échafaudages et ce que l’art en avait fait grâce aux couleurs,
aux traits, aux compositions de Léger qu’il admirait pour son œuvre et sa pensée. Très vite, je compris qu’en suivant l’explorateur qu’était Lad, je n’étais plus là où j’étais censé être, sur ma chaise, mais que le voyage mental avait commencé. Je compris que ce que je voyais n’étais pas ce que je voyais. Il ne s’agissait plus d’images et d’objets mais d’espaces et de formes. Il y avait une autre dimension, dimension intérieure qui éclairait tout.
La matière concrète était essentielle mais elle recelait tant de virtualités qu’il fallait se défier de tout « homme unidimensionnel », par exemple celui de la révolution sociale était indispensable mais il ne fallait pas oublier « la révolution des muqueuses », celle des corps sur lesquels l’impasse était impossible, au risque de voir l’ange finir par engendrer une bête destructrice et puritaine.
L’art était, pour Lad, une aventure qui permettait de vivre la manifestation des idées et des formes, la complexité de l’univers. L’art, disait-il, est ce mouvement permanent du réel entre nous et l’autre qu’il faut rendre visible. Plus Lad parlait, plus il posait la question de la matière mais comme Jack London, il rajoutait : « Et puis [il y a] les choses de l’esprit, la pureté et la noblesse de la pensée, l’éclat de la vie intellectuelle 1 ». La vie intellectuelle, en acte, passionnait Lad : d’abord la philosophie
et il avait été un grand lecteur de Lanza del Vasto, des présocratiques, de Marx mais aussi la poésie, celle de Francis Ponge, d’Aragon, de Bernard Noël, de Pablo Neruda dont il fit des tableaux avec certains de ses textes grâce à d’étonnants graphes sur toile, sans oublier la musique et la science.
Cette rencontre, pour moi, fut une porte ouverte sur les enjeux de la création. Elle m’a permis de choisir l’art, comme voie et outil, pour projeter et inventer le monde, tache si nécessaire, aujourd’hui, afin de « ré-ouvrir » l’espace, devant nous.
L’art était pour lui une esthétique mais aussi une éthique. Lad était d’origine modeste et les ouvriers, au-dessus de nous ce jour-là, lui étaient proches. Ils occupaient sans cesse sa pensée. Lad peignait pour tous mais particulièrement pour eux. L’art mettait en jeu l’expérience de l’altérité. L’art est une autre manière d’être. En un mot, l’art est « un autre » pour l’autre. Il n’est pas déjà écrit, c’est pour cela qu’il n’est possible que grâce à l’exercice de la liberté. L’art est une affaire d’hommes libres qui se reconnaissent et, peut-être, se comprennent. Libre, Kijno le fut. Il était l’incarnation de ce choix existentiel mais il était aussi l’acteur d’une utopie libertaire qu’il imaginait chaque jour. Je pense parfois à Cervantes et Don Quichotte ou, plus encore, au Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand qui dit « Non merci ! Non merci ! Non merci ! » à un certain monde de l’art et du pouvoir
pour préférer : « …chanter, rêver, rire, passer, être seul, être libre, avoir l’œil qui regarde bien… 2 »
Ce jour-là dans un café de Montparnasse, Lad Kijno, avec sa passion, sa culture vive, la mobilité de son esprit, sa générosité avait décidé, comme il le fit avec d’autres tel Robert Combas, de me faire un très beau cadeau : m’emporter au cœur de l’expérience de l’art et me permettre d’« avoir l’œil
qui regarde bien ».
« Oui ! Merci ! »
1 Jack London, Ce que la vie signifie pour moi, Paris,
Les Éditions du Sonneur, 2015 [1906], p. 16.
2 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897, acte II, scène 8.