Salah Stétié
Salah Stétié
Salah Stétié
Poète, écrivain
Ancien Ambassadeur
Dans «Fenêtre d’aveugle» Editions Rougerie 1998
Pour n’importe qui, un papier froissé est un papier jetable; pour Kijno est un papier vivant. Brusquement, ce papier, malmené par la main du peintre, le voici qui se couvre des veines et des veinules, d’artères et d’artérioles, le voici qui, assez miraculeusement, se métamorphose en tissu animal ou végétal, revenant à sa nature première, à l’élément premier qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. A nouveau peau ou parchemin, coupe d’un tronc d’arbre ou constellation de sciure, il est – comme on le dit d’un évanoui – «revenu à lui-même»: revenu donc à ses doutes, à ses hésitations, à ses carrefours, à ses rides, à ce stade sans doute fortement ontologique où la matière n’est déjà plus la matière, où l’esprit n’est pas encore l’esprit. La plus immédiate énigme d’un papier froissé par les doigts de Kijno, c’est qu’il pose instinctivement le problème de l’origine.
Il y a aussi ce papier froissé faisant métaphoriquement retour à sa matrice immémoriale – animale fût-elle ou végétale – va apprendre, par quelle science en lui présente, à s’alourdir d’une densité plus dense que la vie, dont nul n’ignore qu’elle est éphémère et fragile. Et quoi de plus éphémère et de plus fragile qu’une feuille de papier, fût-elle de celles dont on fait les emballages? Il n’est rien au monde qui ne soit capable de la triturer, de la trouer, de la défoncer, de la rouler, de la déchirer, de l’émietter, de la brûler. Mais Kijno, l’étonnant Kijno étant venu, et ses doigts eux aussi venus à passer par là, voici que le papier, habilement accidenté, se rêve minéral, devient non plus tissu seulement mais texture, - boursouflure de lave légère qui signifie que la substance primitive de l’univers, sans être véritablement vivante, n’est pas inerte pour autant, et qu’elle est traversée. Je crois voir dans l’état le moins élaboré d’un papier de Kijno, bien avant l’intervention des traces et des signes les plus personnels, qui sont toutes clés ouvrantes, je crois voir, dis-je, l’intuition, chez lui, du matériau cosmique. Mais le matériau est-il le matériau, la matière est-elle la matière et ne sont-ils pas déjà, du simple fait d’être appelés à l’existence, des fulgurations spirituelles? Dans un autre contexte, pourtant le même, Sainte-Thérèse d’Avila se pose la question: «Je ne sais pas, dit-elle étrangement, si l’argent est chose matérielle ou spirituelle». Et le papier froissé de Kijno, son matériau de base, son élément de départ? On ne sait pas non plus.
Source: «fenêtre d’aveugle» Editions Rougerie 1998 - catalogue de la rétrospective Kijno au Musée Russe d’Etat Russe de Saint-Pétersbourg, 2006, Palace Editions