Daniel Abadie
Daniel Abadie
Daniel Abadie
Il faut se méfier des gestes anodins. Qui de nous n’a jamais froissé un papier – par désintérêt, par mécontentement de ce qu’il y avait écrit, par dépit, parfois? qui de nous non plus, se ravissant, déplié la boule de papier, ne l’a étendu du plat de la main pour tenter de lui redonner sa forme initiale, maudissant les cicatrices du papier qu’avait laissées le froissage?
Jean Arp avait vu, pendant les années de guerre et alors que manquaient les matériaux pour peindre ou sculpter, dans les papiers froissés le résultat de ces «lois du hasard» qu’il avait mis en œuvre dans ses premiers collages. Le papier – le plus souvent d’emballage – froissé puis déplié, offrait au peintre une matière, une richesse de détails qu’aucun effet volontaire n’aurait permis pour y tracer les grands signes totémiques qu’il peignait à cette époque. Le papier froissé proposait aussi au sculpteur une sorte de cartographie imprévisible qui, de surcroît, dans le temps second du travail, dévierait le pinceau des tracés trop volontaires, l’obligerait à inventer de nouveaux chemins, des parcours différents de ceux que l’artiste avait imaginés.
Ce n’est pas un hasard si ce sont d’abord les artistes proches du surréalisme qui se sont les premiers intéressés au charme du froissage. Si Dali, sûr de ses moyens techniques, s’est plu à peindre en trompe-l’œil arêtes et creux ombrés d’un papier comme pour mieux souligner par cette mise en abîme le caractère illusoire de ce qui était peint, Bellmer n’hésitait pas à se peintre son Autoportrait sur une lingerie féminine froissée comme pour se situer à l’origine même de son obsession érotique. Pour les surréalistes, le froissage fut – comme l’avaient été successivement le frottage ou la décalcomanie – manière de peindre sans «objet préconçu» de susciter l’image, de trouver le support de la vision.
C’est à la génération de Kijno qu’il est appartenu de considérer le froissage non comme un moyen, mais comme une fin en soi. Dès le début des années 50, dans la suite des recherches de l’informel, Kijno a introduit dans ses peintures, des collages d’éléments froissés, façon de répondre aux recherches de Dubuffet, Burri ou Tapiès. Mais très vite, le froissage est devenu non un élément accessoire mais la base même de son travail, méthode de création qui annonce aussi bien les tôles automobiles, compressées par César que la peinture par pliage et réserves de Simon Hantaï. Le froissage du support est en effet pour Kijno plus qu’un effet, il est une méthode, une manière de comprendre – c’est à dire de prendre avec soi – la peinture.
On pourrait voir dans le geste de froisser, qui préfigure généralement celui de jeter, un caractère dépréciateur. Pour Kijno, le froissage est d’abord un geste amoureux. Il est tentative de s’approprier physiquement, de posséder le support de la peinture. La critique a trop souvent vu dans les portraits de Dora Maar par Picasso, dans leurs distorsions, une sorte de cruauté, voire une atteinte à la figure de la femme. C’était oublier combien ces œuvres participent d’un rituel amoureux malaxant le visage de la femme aimée jusqu’à lui imposer sa forme. C’est de même que Kijno agit avec son papier. L’autorité imposante du signe peint qui y prend place n’est que pudeur, façon de masquer la trop personnelle confidence du froissage.
Il est arrivé à Kijno de remplir de boules de papier froissé non dépliées et peintes une cloche de verre. Ainsi tassées, compressées, ces boulettes de papier évoquaient la corbeille pleine qui aurait dû attendre si l’artiste ne les avaient pas sauvées par la peinture. C’est que, pour Kijno, le travail du peintre a valeur rédemptrice. Il le fut dans les années de maladie de l’adolescence, il est la raison de ses engagements humains et politiques. Il l’est pour ceux qui savent lire dans les traces qui couvrent les blessures du support-froissé, le plaisir de peindre.
Source: catalogue de la rétrospective Kijno au Musée Russe d’Etat Russe de Saint-Pétersbourg, 2006, Palace Editions