PLAZY Gilles
PLAZY Gilles
Gilles Plazy
Ecrivain et photographe
Lille, Janvier 2006
Pas très litote, puissante, sûre d’elle-même, originale, expression d’un peintre triomphant qui s’affirme avec panache dans l’art de son temps, la peinture de Kijno impose ses évidences mais l’essentiel n’est pas là, il est derrière la peau de la peinture, dans l’ardent questionnement qui tend un tel foisonnement, le retourne (pour qui voit au-delà de la jouissance de l’œil) en vertige, parce que Kijno est pour lui-même le champ d’une expérience qu’il n’est pas ridicule de dire métaphysique, dont la peinture est le médium voyant, mais qui s’exprime aussi dans une abondance de textes pour la plupart non encore divulgués. Un jour, nous plongerons dans ses multiples carnets et nous comprendrons mieux, sans doute, de quel trou noir est née l’intense énergie dont son œuvre exulte. Que celle-ci se donne à voir comme suite des formes accomplies n’empêche pas qu’il faille la prendre comme autant des signes qui marquent une vie exceptionnelle, exigeante, tourmentée, menée à tâtons dans l’obscurité qui est notre lieu commun, en quête d’un absolu dont elle sait qu’il n’est que l’espoir, un mirage, mais qui lui est la seule raison de rester tendue au-dessus du néant.
La peinture pour Kijno est aventure d’existence, pas seulement passion (pour un peintre, la moindre des choses), mise en jeu totale de sa personnalité dans une quête d’on ne sait quoi, le sens de la vie, l’énigme de l’être, la vérité, l’accord avec le monde, l’entente avec soi-même, la plénitude, le safari… Tout ce qui fait qu’un homme est obtus va de l’avant, lucide et aveugle à la fois, dans l’inquiétude et la jouissance, l’angoisse et l’ivresse. Mais avec une énergie qui est son lot particulier, surdimensionnant l’aventure: la démesure lui est naturelle, le souffle lui vaut raison, que son geste lance en avant sa pensée. La peinture de Kijno, quoique souvent maniant de l’image, est beaucoup plus que ce qu’elle montre au regard à fleur de peau, parce que, pour tout peintre qui compte, le tableau (la toile, la papier) n’est jamais que la peau de quelque être inconnu, sans doute un double du peintre, sur laquelle sont inscrits des signes qu’aucune clef ne nous permet de déchiffrer, au-delà de quelques significations trop simples pour être exhaustives.
Kijno on croit qu’il peint, qu’il fait la fête des signes et des couleurs; en fait, il taraude. Il creuse la voie de son existence, de sa vérité qui sont les nôtres si tout homme est exemple de ses semblables. Le philosophe y va de l’imbrication des concepts, le poète de l’embrasement du langage, le mystique d’un retour vertigineux sur soi-même, le peintre lui, il lui faut voir, non pas peindre ce qu’il voit, mais pour y voir.
Kijno se collecte avec le réel pour en tirer des signes qui lui permettront d’y voir plus clair. Ainsi le regard, en constante mutation, oscille-il du réel à la peinture – et le peintre lui non plus ne s’immobilise pas dans l’assurance de quelque pensée. La peinture n’est vivante que dans la mesure où elle est expérience nouvelle et singulière d’un quidam engagé dans un questionnement radical du monde, de l’homme et des rapports de l’homme au monde, c’est-à-dire à la vie à la mort. Mais la peinture n’est pas le langage. Elle ne pense pas avec des mots et des idées. C’est une pratique produisant des objets. Elle pense avec des gestes, des matières, des signes, des couleurs. La peinture de Kijno a beau cultiver des signes, ceux-ci n’opèrent pas dans l’ordre de la signification préétablie, ils émergent comme emblèmes, stèles, blasons ou balises.
Normal, donc, d’y voir de l’assurance. A ceci près que tant de signes affirmés sont aussi, souvent, déniés par une action contradictoire du peintre. Avant même de peindre, au lieu de se recueillir devant toile ou page blanche, respectueux de tant de candeur à investir, il froisse du kraft, en boule comme à jeter, de même triture le tissu, enduit ou non et pas encore sur le cadre. Une violence qui fait vivre le support, avant que n’y vienne la peinture, dessin déjà, au moins animation de la matière, réseau des lignes, formation de relief. Le froissage, il s’en est fait un style, ainsi violant la lisse bienséance des Beaux-Arts. Les froissés-collés, déjà souvent maculés de giclures, il lui arrive aussi de les dépecer pour les obliger à montrer leur chair. Et s’il s’agissait d’une opération de magie métaphorique pour obliger la peinture à se faire chair? L’agnostique qui fut séminariste et qui garde au plus haut le sens des mythes n’aurait sans doute rien à redire à une telle allusion. Question, oui, de peau. De ce qui se lit sur la peau et de ce qui se cache sur la peau. Sous la peinture couve un sang de feu, palpite une chair d’homme, une conscience d’homme.
Tête baissée dans la peinture, Kijno a cultivé la vitesse, produit à tour de bras, prolixe et protéiforme. Ce peintre lui-même est plusieurs. Ce qui ne facilite pas la mise en catégories. En vrac, peintre d’expression abstraite, figuratif tendance de la filiation picassienne, peintre d’histoire, primitiviste entiché d’Afrique et d’Océanie, iconographe d’inspiration christique ou bouddhique (déchirure et sérénité), tachiste agressif, obsédé de sculpture, vaillant portraitiste, graffiteur… Et toujours entre apologétique et révolte. Encore:tantôt hurleur, tantôt médiatif.
Au fond de la mine que creuse le peintre Kijno et d’où il rapporte des pépites explosives, il y a un homme secret, silencieux, léger, méditatif, transparent. Le peintre le sait, de même qu’il sait qu’il ne rejoindra parfaitement cet autre lui-même que dans cette dernière heure qui serait moins une dissolution que le sceau d’une vie accomplie. C’est l’avers du Kijno public, foisonnant, enthousiaste, beau parleur, bien à table, séducteur, bon acteur, passionnant mémorialiste, amis chaleureux, hôte impétueux, voyageur agité, lecteur boulimique, griffonneur compulsif… C’est la face blanche de l’homme frappé de stupeur métaphysique, celle qui ne laisse que rarement apercevoir derrière les traits du visage, tel qu’on l’observe en temps ordinaire ou tel que la photographie peut le saisir. Cet homme s’est mis à l’épreuve de la peinture, se servant d’elle pour se défaire des écailles de la peur et des préjugés. Il a mis toute son épreuve dans la peinture, cherchant à la délier dans la montée imprévisible des signes. Plus jeune, il fut tenté par d’autres voies, l’illusion religieuse ou la filature des concepts. La peinture l’a emporté, s’est faite son destin, le lieu du risque et le seul recours. Elle n’a jamais donné des réponses qu’à l’instant, plénitude éphémère, solution passagère. Sinon, elle se serait arrêtée. La peinture n’a jamais sauvé un homme. Beaucoup même s’y sont perdus. Aux peintres, elle ne permet jamais de durer un peu, en vivant intensément. Aux autres il importe qu’elle soit là, présence, paroi sur laquelle se lit une trace d’homme, parchemin sur lequel se déchiffre un texte inépuisable.
Source: catalogue exposition Kijno au Musée Russe d’Etat
Crédit photo portrait : http://gilles.plazy.monsite-orange.fr