Le théâtre de Neruda (1979-1980). Série de trente stèles, acrylique, encres et glycero-spray sur toiles froissées, 600x120cm. Collection Mairie de Lille/Lille Grand Palais.
Le théâtre de Neruda a été créé en 1980 pour la Biennale de Venise. Il a été présenté dans son intégralité au Palais Royal de Caserte (Italie) en 1982, au LAAC de Dunkerque en 1985, et partiellement, au Centre Culturel Français de Milan en 1981, au Centre Culturel Noroit d’Arras en 1983, au Musée de Toulon en 1986, au Manège Royal de Saint-Germain-en-Laye en 2016. Ladislas Kijno a offert Le Théâtre de Neruda à la ville de Lille en 1997.
Ladislas Kijno a choisi les titres des toiles du Théâtre de Neruda dans les œuvres du poète chilien publiées dans le numéro spécial de la revue Europe, PabloNeruda (1904-1973) : Le clair est obscur ; Ma patrie de métal ; Une racine descendit aux ténèbres ; Vaguedivague ; Peuple, je serai ta mémoire ; Moi, Inca de la vase ; Boue forgée de lumière ; Femme totale, pomme de chair, feu de lune ; Empire du milieu ; Tentative de l’homme infini ; Federico Garcia Lorca, Picasso, l’Espagne au cœur ; Matériel nuptial ; Le chant général ; L’arbre du peuple ; L’eau sexuelle ; La mort du monde tombe sur ma vie ; J’appartiens comme un atome noir au désert ; Ses implacables mains rouges ont traversé le silence ; Fin du monde ; Hauteurs du Machu Pichu ; La Moneda ; Pierre araucane ; Elle est à toi cette planète pleine de peaux et de pierres ; Je ne me lasse pas d’être et de ne pas être ; Mémorial de l’Ile Noire ; Dans le silence l’alphabet complète peu à peu les signes submergés ; Lettre intime à des millions d’hommes ; Vingt poème d’amour et une chanson désespérée ; Géographie infructueuse ; Rose de l’énergie.
Toutes les recherches de Ladislas Kijno sur le support, le geste, le dessin, la couleur se matérialisent dans le Théâtre de Neruda qu’il présenta, invité par le critique d’art Gilles Plazy, au Pavillon Français de la Biennale de Venise de 1980. Cette œuvre monumentale se compose d’oriflammes, de kakémonos que l’artiste comparait à de grands pans de pellicules cinématographiques qui cristallisent toutes ses recherches formelles. Raoul-Jean Moulin, le biographe du peintre, commente : « Septembre 1973, quand fut assassiné le Chili de Salvador Allende, quand mourut Pablo Neruda… La maison du poète fut pillée ! Mais « la vie tient dans chaque cicatrice », avait dit Neruda. A l’autre bout de la terre, dans son atelier, un peintre mettait au jour d’autres cicatrices, la mémoire de tout un peuple dans la parole volcanique du poète. Pour Ladislas Kijno, il ne s’agissait pas d’illustrer Neruda, mais de rendre visible l’écho de son chant, d’explorer la dimension inconnue de ses images. La suite monumentale du Théâtre de Neruda ordonne dans l’espace les forces combinatoires d’un environnement dramaturgique, qui n’est pas qu’un dispositif scénographique pour une célébration annoncée, mais un opéra de structures et de sens plastiques, une forêt de signes où se perdre, buisson ardent réverbérant la métaphore de la parole du poète, les stigmates d’une figuration diffuse, insaisissable et qui ne cesse de croître, arborescente. »
Ladislas Kijno, peintre et philosophe, prolongeant sa quête métaphysique, se préoccupe des rites magiques de toutes les civilisations, en particulier celles que l’on qualifie de primitives : « Je fais de la spéléologie mentale. Partant des formes primitives de l’homme, je pars à la découverte d’un nouveau monde. Nous sommes comme des sorciers. Le spectateur doit entrer dans cette danse rituelle. Vécue comme un sacerdoce, une liturgie païenne, la peinture me fait rechercher le secret profond de l’univers où vit l’homme. (…) Le problème pour l’artiste est de donner des sens nouveaux à des signes déjà existants. De créer de nouveaux signes. (…) Ce sont des idéogrammes puissants, des formes dynamiques fixées là, comme des emblèmes. (…) Parce que je peins une emblématique, je travaille sur les signes que les peuples élaborent et si j’ai choisi de peindre des suites thématiques à partir d’hommes et de femmes tels que Andreï Roublev, Paul Gauguin, Angela Davis, Pablo Neruda c’est bien parce que ces hommes et ces femmes signifient à eux seuls des civilisations. »
Ladislas Kijno veut agir sur la toile, y inscrire en une série de gestes spontanés, le signe même de son émotion, de sa « spéléologie mentale ». A ce titre, ses recherches sont en relation avec l’abstraction lyrique, le tachisme, l’informel. Son invention fondamentale - toiles et papiers froissés - date de l’époque où il était en sanatorium à Sancellemoz au plateau d’Assy en Haute Savoie. En 1943 : un jour qu’il allait à une énième visite médicale, il cherche sa feuille de température et la retrouve en boule dans sa poche. Lorsqu’il la déplie pour la présenter au médecin, il observe que froissée, la feuille est plus belle que plate et sans vie, sans histoire. C’est cet élément mécanique qui est à l’origine de sa trouvaille plastique. Et Ladislas Kijno qui aimait les aphorismes rappelait : « On naît et on meurt froissé ! » Son utilisation de la bombe aérosol et du graffiti dès les années 1960 en font un des pères spirituels du Street Art.
Lors de la présentation de cet ensemble monumentale à la rétrospective La Grande Utopie de Ladislas Kijno au Manège Royal de Saint-Germain-en-Laye en 2017, l’œuvre a été nettoyée et restaurée à la demande de Malou Kijno par Alkis Voliotis, l’assistant historique du peintre. De retour à Lille, Le Théâtre de Neruda n’a pas été remis à sa place original mais un nouvel accrochage a été pensé par le scénographe Eric Morin toujours dans l’architecture tout en mouvement de Lille Grand Palais de Rem Koolhaas. Accroché au plafond du hall d’entrée, Eric Morin reprend ici en hauteur, le labyrinthe que Kijno avait imaginé pour le Pavillon Français de la Biennale de Venise. « Cette nouvelle mise en espace, selon trois niveaux de hauteur, a un rapport avec le lieu », explique Eric Morin, « le visiteur découvre les œuvres d’en bas avec une vue par le dessous, puis au premier étage, il est à leur hauteur. Il se dessine alors des perspectives et des diagonales qui rendent saisissables les toiles aussi bien dans leur particularité que dans leur ensemble. Avec Renaud Faroux nous avons recomposé l’accrochage historique de la Biennale de Venise ce qui nous a permis de remettre en place les échos de formes et de couleurs que Ladislas Kijno avait pensé à l’époque de la création de l’œuvre. Nous avons voulu redonner à cet ensemble monumental très important dans l’histoire de l’art, il annonce déjà la Figuration Libre par sa liberté graphique et le Street Art par l’utilisation de la bombe aérosol et de la toile froissée, aussi bien son sens narratif que poétique. »
Renaud Faroux
Historien d’art, commissaire des rétrospectives Ladislas Kijno au Palais des Beaux Arts de Lille en 2000 et au Manège Royal de Saint Germain en laye en 2016.
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